L’ère du refaire
Les ressourceries débordent, les ateliers d’upcycling font le plein, on refuse du monde dans les Repair Cafés. L’engouement pour ces lieux collaboratifs met un coup de projecteur sur l’économie circulaire. Et si l’esprit maker s’insinuait doucement mais sûrement dans nos modes de consommation?
« Désolés, mais on ne prend plus personne. » A 16h passées, la file d’attente était pourtant encore longue pour participer au Repair Café organisé le 9 janvier au Centre d’animation Marc Sangnier,
à deux pas des puces de la porte de Vanves, à Paris. Les bras chargés
de grille-pains, cafetières, aspirateurs et autres téléviseurs en rade,
une centaine de personnes s’est déplacée pour réparer en mode DiY du
petit électroménager ou des appareils électroniques. Même ceux que le
bricolage rebute sont les bienvenus : ils pourront compter sur le coup
de main expert des bénévoles animant la séance ou des autres visiteurs.

La seconde vie des choses
« Les Repair Cafés sont des manifestations de proximité, mais on
refuse du monde à chaque fois », explique Stéphane Gauchon, chargé de
développement de ces ateliers de bricolage nomades qui s’invitent un
samedi sur deux dans des espaces socio-culturels disséminés dans la
capitale depuis 2013.
Né aux Pays-Bas,
leur concept connaît un succès fulgurant partout en Europe. Une reprise
de vêtement échangée contre la réparation d’un téléphone ou d’un simple
conseil, chacun est libre d’apporter ses objets et ses compétences.
Ici, l’efficacité se mesure au poids. Pesés sur une balance hors
d’âge, ces objets en panne ou condamnés à la benne permettent d’évaluer
combien de kilos de déchets ont été épargnés grâce à leur réparation. En
un an, plus d’une tonne de déchets aurait ainsi été évitée par les
Repair Cafés parisiens.

«Il y a des nombreuses passerelles entre les makers et les gens qui viennent faire de la réparation.»
Stéphane Gauchon, Repair Café Paris

Philippe, militant écologiste du 14ème arrondissement, avait réussi à
faire réparer son grille-pain il y a deux ans « grâce à l’intelligence
collective ». Cet assidu donne à son tour quelques conseils à une
retraitée en panne de thermostat avec le sien. « On voit tous les
profils, tous les âges, toutes les conditions sociales, des habitués ou
des visiteurs qui viennent juste une fois. C’est un temps de
convivialité, les gens viennent aussi pour ça, pas que pour des
questions financières », dit-il.

Même foule hétérogène à la Petite Rockette, à deux pas du Père Lachaise, ou à la Recyclerie,
au pied de la porte de Clignancourt. Boutique solidaire et ressourcerie
pour l’un, ferme urbaine pour l’autre, ces deux lieux parisiens très
ancrés développement durable et écologie se sont faits connaître grâce à
leurs ateliers de réparation DiY et leurs cafés-cantines à prix libres
où le bio règne en maître.

« Pour les gens qui viennent nous voir, c’est souvent l’opération de
la dernière chance, une fois que tous les réparateurs leur ont dit
non », explique Cyriaque, animateur spécialisé dans le mobilier et les
luminaires Chez René,
l’atelier de recyclage et de réparations de la Recyclerie qui met à
disposition de ses adhérents établis, outillage électrique et conseils
pour venir monter sa commode ou bricoler son électroménager.
«On n’est pas un magasin. Le recyclage, c’est l’art du système D, donc on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a sous la main!»
Cyriaque, animateur Chez René
« Ici, on n’a pas beaucoup d’espace de stockage contrairement à une
ressourcerie, mais ça nous arrive rarement de dire non à une réparation,
même si on a de plus en plus de monde qui vient tous les jours »,
ajoute-t-il devant des rayonnages débordant d’ustensiles et de petits
meubles en attente d’une deuxième vie.

Un levier contre l’obsolescence programmée?
Recyclage, dons, troc, récup’, prêts, échanges… La frénésie ambiante
autour de la réparation en mode DiY ou DiWO (Do it With Others) serait
loin d’être un simple effet de mode, mais bien le témoignage que tout un
pan de cette économie circulaire, aux mérites tant vantés et aux
contours pas toujours très nets, se structure.
«La réparation est une vieille idée, mais le fait de coopérer, de réaliser des choses ensemble et d’agir concrètement ouvre de nouvelles perspectives et à faire un petit pas de côté par rapport à la société de consommation pour imaginer de nouveaux modèles sociaux.»
Stéphane Gauchon, Repair Café Paris
En 2014, une étude du Crédoc
(Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de
vie) réalisée pour l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise
de l’énergie) sur l’évolution du comportement des Français vis-à-vis des
pratiques issues de l’économie circulaire est formelle : le contexte de
crise économique qui se prolonge oblige les consommateurs à repenser
durablement leur manière de consommer, avec en toile de fond une prise
de conscience écologique inédite.
Depuis, la COP21 est passée par là : au moment du lancement de la
conférence mondiale sur le climat à Paris, 87% des Français se
déclaraient prêts à changer leur façon de consommer en recyclant,
réparant ou en donnant des choses, selon un sondage Ifop.
L’envie de limiter le gaspillage touche désormais toutes les
générations, et pas seulement les plus anciennes : un Français sur deux
déclare qu’il ne souhaite pas forcément consommer plus mais mieux, avec
pour principales motivations l’idée de ne pas jeter des produits qui
peuvent encore servir ou encore celle d’acheter des produits respectueux
de l’environnement, toujours selon le Crédoc.
«54% des Français font réparer leurs appareils électroménagers, hi-fi, vidéo ou informatiques plutôt que d’en acheter de nouveaux.»
«Évolutions du comportement des Français face au développement de l’économie circulaire», rapport du Crédoc, juin 2014
Du coup, la récupération et le recyclage des objets sont
plébiscités : 90% des consommateurs pensent que le réemploi est un mode
de consommation qui a de l’avenir. Et 38% des Français déclarent parfois
récupérer des objets jetés ou déposés sur les trottoirs.
Plus surprenant, le souhait de tisser des liens et d’entretenir des
relations sociales fait partie des motivations principales qui poussent
les consommateurs vers ces pratiques relevant de l’économie circulaire.
L’envie de partager des valeurs communes augmente, tandis que décline la
confiance envers les institutions. « Cette propension des citoyens à se
faire de plus en plus confiance, assez générale en Europe, est une
condition nécessaire de l’échange de biens et de services entre
particuliers », pointe le Crédoc. D’où l’attractivité croissante des
ateliers collaboratifs et autres tiers-lieux solidaires dédiés à
l’échange et au partage, évolutions récentes des vide-greniers d’antan
et autres Emmaüs.
Des nouveaux tiers-lieux pour faire du neuf avec du vieux
Pouvoir d’achat en berne, aspirations écologiques et citoyennes,
rupture de l’isolement social dressent ainsi le portrait robot d’un
nouveau type de consommateur-maker qui gravite autour de ces lieux
émergents à vocation sociale et écologique.
«Le faible niveau de ressources financières et/ou le sentiment de ne bénéficier d’aucune aisance financière, l’adhésion à la norme écologique, le fait d’habiter en milieu urbain, mais également la jeunesse, si ce n’est la génération, favorisent l’adoption de pratiques d’usage favorables à la seconde vie des objets et a priori plus durables.»
«La seconde vie des objets», enquête du Crédoc 2012
Les économistes se frottent les mains. Les bénéfices
socio-économiques et environnementaux de l’économie circulaire auraient
un potentiel énorme de création d’emplois (500 000 en France) et de
croissance du PIB (2,5% en France) selon l’Institut de l’économie circulaire.
« Les déchets des uns deviennent les ressources des autres », estime
François Michel Lambert, président de l’Institut, dans un rapport remis
au ministère de l’Ecologie. Reste à mesurer l’impact réel des mesures
prises dans le cadre de la loi croissance verte promulguée en août 2015 visant à recycler 60% des déchets à l’horizon 2025…
Que ces objectifs soient réalistes ou non, certains entrepreneurs
sociaux ont senti le vent tourner et se sont lancés dans la création
d’incubateurs solidaires à l’instar de Sensecube qui utilise « le levier des nouvelles technologies pour résoudre des enjeux sociaux ou environnementaux » ou encore de la start-up sociale Upcycly.
Même les fablabs sont de la partie, notamment l’écodesign fablab de Montreuil, spécialiste
de l’éco-conception qui réemploie les déchets du site industriel de
Mozinor pour créer des objets originaux. Effet d’opportunisme ou pas,
start-ups commerciales et grands groupes ont aussi flairé le marché
porteur. Orange se fend d’ailleurs d’un hackathon « Recyclage, récupération et économie circulaire », à Paris les 15 et 16 février prochains.

Héritier des modèles de l’économie sociale et solidaire, le monde
associatif demeure cependant le moteur essentiel de cette nouvelle
économie de seconde main. Plus modeste dans ses ambitions, mais très
emblématique par son fonctionnement, la Boutique sans argent,
magasin associatif où tout est gratuit, s’est installée au
rez-de-chaussée de l’ancienne gare de Reuilly, dans le 12ème,
transformée en maison des associations par la mairie.

Ici, aucun troc : on peut prendre ce qu’on veut sans nécessairement
donner quelque chose en échange. La mixité sociale apparaît encore plus
flagrante qu’ailleurs. Un SDF qui y a pris ses habitudes apporte
quelques mandarines glanées sur le marché tandis qu’un jeune couple
dépose un sac rempli de vêtements et une tablette premier prix encore
dans son emballage. « Et ce ne sont pas forcément les plus riches qui
donnent le plus », témoignent à l’accueil Samia Sabrine et Mireille
Lanriot, également bénévoles au Repair café.